8 mars 2010
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16:42
1975-1976. Calais-Avignon-Grenoble
C'est toujours l'artiste qui parle :
" Dans ces années-là, j'avais beaucoup lu Maïakovski, avec la notion de commande sociale, c'est-à-dire : pas de commande explicite, mais de commande que la société porte en elle-même.
Je pensais que la coupure qu'il y avait entre l'Art en train de se faire et la grande majorité de la communauté tenait au fait que l'Art se développait à cent lieues des gens, du quotidien. Il fallait le réinscrire dans la vie des gens.
Et, donc, j'ai cherché à provoquer, à susciter des commandes sociales de cet ordre.
J'ai fait un travail avec la ville de Calais sur le climat qui y régnait quand le chômage commençait à se développer, à cause de la fermeture des usines de dentelle. Une espèce de désespoir s'installait dans cette ville...
A cette même période, on commençait à parler des sans-papiers, des immigrés, des marchands de sommeil et tout ça. J'ai donc fait à Avignon un travail lié à un groupe de travailleurs algériens, en travaillant avec eux, en les écoutant.
L'image était née complètement du dialogue avec eux sur la réalité, du fait qu'il y avait une volonté de les ignorer, quoi, comme s'ils n'étaient là que comme des outils et c'est la première fois - encore que pour la Commune j'aie collé des images à même le sol - que j'ai mis une image à des endroits où l'on ne regarde même pas et que j'ai fait ce soupirail à ras du sol avec ce visage d'homme qui nous regarde.
Et puis j'ai fait un travail à Grenoble avec des comités d'entreprise de grandes usines. Le thème est né là aussi de l'atelier collectif, de dialogues. L'idée s'est imposée de travailler, non pas sur les accidents de travail, parce qu'ils disaient : " Ah bah, s'il y a un type qui se prend la main dans la machine, on arrête, on fait grève ", mais sur des choses qui détériorent l'organisme au bout de décennies de travail, comme le bruit, certaines fumées, certaines pollutions et tout ça. C'est cette idée de maladies insidieuses qui détruisent l'organisme au cours des années. J'étais dans cette période où j'essayais de travailler sur les drames qui détruisent les gens.
C'est à dire que je pensais que l'Art est une investigation de l'imaginaire, des formes de l'invention plastique. Alors je ne voyais pas pourquoi des thèmes comme cela s'y prêtaient moins que ... des pommes, quoi ! Voilà.
***
Rimbaud. 1978

Dès quatorze ou quinze ans (comme tout le monde, c'est une banalité !), j'avais lu Rimbaud et j'avais été bouleversé. Mais le dessiner... je sentais que je ne pouvais le faire qu'avec une image qui ne devait pas le figer !
Quand tu arrives à Charleville, qu'il y a un Rimbaud en marbre, ou en bronze à Paris, tu te dis que c'est con, quoi ; c'est comme si c'était la négation de Rimbaud !
Et c'est vrai que le coller aussi bien à La Défense que sur la route entre Charleville et Paris, avec l'idée de l'Homme Qui Marche, du marcheur, c'est ce type de pratique qui m'a permis de tenter de faire un portrait de Rimbaud, d'en faire une image éphémère et fulgurante !
Ce côté fugitif, cette mort annoncée, c'est ce qu'il y avait de plus rimbaldien dans la proposition de mon "Parcours Rimbaud".

Quand on a collé le Rimbaud au Boulevard Saint-Michel au milieu de la nuit, très tard, il y a un car de police qui est arrivé, avec le chef du fourgon qui est descendu et qui s'est mis à vachement gueuler... Puis ils sont descendus à six ou sept flics et il y en a un très jeune, vingt-cinq ou vingt-six ans, qui a dit : " Ah ! mais c'est Rimbaud ! ", comme ça.
Alors tous les autres flics le regardent, étonnés et il me dit : " Vous savez, j'adore Rimbaud, vraiment ! Vous me feriez un plaisir fou si vous me donniez cette image. "
Moi, j'étais dégueulasse, plein de colle, tu vois, les autres types étaient vexés de voir que ce type me quémandait une image et il m'a dit : " Allez-y, collez-la, hein ! "

Mon travail est bâti beaucoup sur la qualité de la rencontre, le face-à-face. J'espère que ça provoque une émotion. Dans ce face-à-face, il y a une part de sensualité, oui, une grande présence du corps.
***
Les expulsés. 1979

Je trouve que ça, c'est l'exemple de ce que porte mon travail en général. C'est-à-dire que sur les murs, il y a des traces de la vie des gens, des choses d'une qualité plastique et émotionnelle très, très forte.
Là, le matelas, c'est l'idée de l'exode. On a des souvenirs de ces photos de carrioles avec des matelas.
Et puis c'est l'idée de l'intimité, du foyer, le matelas.
De la même façon, j'ai mis sous le bras de la femme un cadre, comme on voit dans certaines familles la photo de mariage et puis on y a greffé les photos des enfants et des petits-enfants, l'histoire, quoi, la mémoire d'une famille.
Et elle part avec ça sous le bras, comme chassée de son histoire...

Quand je suis allé coller cette image, il y avait encore des poutres et des trucs écroûlés et j'ai marché sur le mur à partir de ces poutres pour aller la coller là-haut.
C'était intéressant parce que, là, tu étais confronté au Sheraton : tu avais des images d'expulsés sur des façades perdues et, juste à côté, on voyait les grandes lignes du Sheraton !
La relation entre mes images et l'endroit où je les colle était à la fois d'un plus grand impact et plus évidente, tu vois, et puis on touchait plus les gens parce que lorsqu'on voyait le papier peint... on voyait une chambre d'enfant, des choses intimes mises à nu, comme ça ; ça avait un caractère un peu comme un viol, c'est d'une très grande violence, ces immeubles coupés !
Et au fond, l'impact le plus fort, ce qui interpelait les gens, c'était à mon sens bien plus ces tapisseries, ces restes, que mes images qui venaient là comme un simple révélateur.
Mon travail est toujours un peu bâti comme ça, si on peut le résumer : c'est une espèce d'appréhension du réel, dans toute sa complexité. Ce qui se voit, ce qui ne se voit pas, l'histoire que je viens glisser dedans, un élément de fiction qu'est mon image et l'oeuvre.
La force éventuelle de mon travail, c'est ça, c'est ce que va provoquer cet élément de fiction dans le réel. "
Grand bonhomme, non ? La suite 4, bientôt !

C'est toujours l'artiste qui parle :
" Dans ces années-là, j'avais beaucoup lu Maïakovski, avec la notion de commande sociale, c'est-à-dire : pas de commande explicite, mais de commande que la société porte en elle-même.
Je pensais que la coupure qu'il y avait entre l'Art en train de se faire et la grande majorité de la communauté tenait au fait que l'Art se développait à cent lieues des gens, du quotidien. Il fallait le réinscrire dans la vie des gens.
Et, donc, j'ai cherché à provoquer, à susciter des commandes sociales de cet ordre.
J'ai fait un travail avec la ville de Calais sur le climat qui y régnait quand le chômage commençait à se développer, à cause de la fermeture des usines de dentelle. Une espèce de désespoir s'installait dans cette ville...
A cette même période, on commençait à parler des sans-papiers, des immigrés, des marchands de sommeil et tout ça. J'ai donc fait à Avignon un travail lié à un groupe de travailleurs algériens, en travaillant avec eux, en les écoutant.
L'image était née complètement du dialogue avec eux sur la réalité, du fait qu'il y avait une volonté de les ignorer, quoi, comme s'ils n'étaient là que comme des outils et c'est la première fois - encore que pour la Commune j'aie collé des images à même le sol - que j'ai mis une image à des endroits où l'on ne regarde même pas et que j'ai fait ce soupirail à ras du sol avec ce visage d'homme qui nous regarde.
Et puis j'ai fait un travail à Grenoble avec des comités d'entreprise de grandes usines. Le thème est né là aussi de l'atelier collectif, de dialogues. L'idée s'est imposée de travailler, non pas sur les accidents de travail, parce qu'ils disaient : " Ah bah, s'il y a un type qui se prend la main dans la machine, on arrête, on fait grève ", mais sur des choses qui détériorent l'organisme au bout de décennies de travail, comme le bruit, certaines fumées, certaines pollutions et tout ça. C'est cette idée de maladies insidieuses qui détruisent l'organisme au cours des années. J'étais dans cette période où j'essayais de travailler sur les drames qui détruisent les gens.
C'est à dire que je pensais que l'Art est une investigation de l'imaginaire, des formes de l'invention plastique. Alors je ne voyais pas pourquoi des thèmes comme cela s'y prêtaient moins que ... des pommes, quoi ! Voilà.
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Rimbaud. 1978

Dès quatorze ou quinze ans (comme tout le monde, c'est une banalité !), j'avais lu Rimbaud et j'avais été bouleversé. Mais le dessiner... je sentais que je ne pouvais le faire qu'avec une image qui ne devait pas le figer !
Quand tu arrives à Charleville, qu'il y a un Rimbaud en marbre, ou en bronze à Paris, tu te dis que c'est con, quoi ; c'est comme si c'était la négation de Rimbaud !
Et c'est vrai que le coller aussi bien à La Défense que sur la route entre Charleville et Paris, avec l'idée de l'Homme Qui Marche, du marcheur, c'est ce type de pratique qui m'a permis de tenter de faire un portrait de Rimbaud, d'en faire une image éphémère et fulgurante !
Ce côté fugitif, cette mort annoncée, c'est ce qu'il y avait de plus rimbaldien dans la proposition de mon "Parcours Rimbaud".

Quand on a collé le Rimbaud au Boulevard Saint-Michel au milieu de la nuit, très tard, il y a un car de police qui est arrivé, avec le chef du fourgon qui est descendu et qui s'est mis à vachement gueuler... Puis ils sont descendus à six ou sept flics et il y en a un très jeune, vingt-cinq ou vingt-six ans, qui a dit : " Ah ! mais c'est Rimbaud ! ", comme ça.
Alors tous les autres flics le regardent, étonnés et il me dit : " Vous savez, j'adore Rimbaud, vraiment ! Vous me feriez un plaisir fou si vous me donniez cette image. "
Moi, j'étais dégueulasse, plein de colle, tu vois, les autres types étaient vexés de voir que ce type me quémandait une image et il m'a dit : " Allez-y, collez-la, hein ! "

Mon travail est bâti beaucoup sur la qualité de la rencontre, le face-à-face. J'espère que ça provoque une émotion. Dans ce face-à-face, il y a une part de sensualité, oui, une grande présence du corps.
***
Les expulsés. 1979

Je trouve que ça, c'est l'exemple de ce que porte mon travail en général. C'est-à-dire que sur les murs, il y a des traces de la vie des gens, des choses d'une qualité plastique et émotionnelle très, très forte.
Là, le matelas, c'est l'idée de l'exode. On a des souvenirs de ces photos de carrioles avec des matelas.
Et puis c'est l'idée de l'intimité, du foyer, le matelas.
De la même façon, j'ai mis sous le bras de la femme un cadre, comme on voit dans certaines familles la photo de mariage et puis on y a greffé les photos des enfants et des petits-enfants, l'histoire, quoi, la mémoire d'une famille.
Et elle part avec ça sous le bras, comme chassée de son histoire...

Quand je suis allé coller cette image, il y avait encore des poutres et des trucs écroûlés et j'ai marché sur le mur à partir de ces poutres pour aller la coller là-haut.
C'était intéressant parce que, là, tu étais confronté au Sheraton : tu avais des images d'expulsés sur des façades perdues et, juste à côté, on voyait les grandes lignes du Sheraton !
La relation entre mes images et l'endroit où je les colle était à la fois d'un plus grand impact et plus évidente, tu vois, et puis on touchait plus les gens parce que lorsqu'on voyait le papier peint... on voyait une chambre d'enfant, des choses intimes mises à nu, comme ça ; ça avait un caractère un peu comme un viol, c'est d'une très grande violence, ces immeubles coupés !
Et au fond, l'impact le plus fort, ce qui interpelait les gens, c'était à mon sens bien plus ces tapisseries, ces restes, que mes images qui venaient là comme un simple révélateur.
Mon travail est toujours un peu bâti comme ça, si on peut le résumer : c'est une espèce d'appréhension du réel, dans toute sa complexité. Ce qui se voit, ce qui ne se voit pas, l'histoire que je viens glisser dedans, un élément de fiction qu'est mon image et l'oeuvre.
La force éventuelle de mon travail, c'est ça, c'est ce que va provoquer cet élément de fiction dans le réel. "
Grand bonhomme, non ? La suite 4, bientôt !
